La musique de Tôn Thât Tiết

Texte de Huỳnh Quốc Tề

 

Tôn Thât Tiêt est arrivé en France à la fin des années 1950. A cette époque les compositeurs européens connaissaient bien la musique asiatique pour la plupart et certains en ont fait un outil pour renouveler la musique classique, pour créer la « musique contemporaine ». En même temps que la musique, ces compositeurs se sont intéressés à la pensée asiatique traditionnelle. Ainsi, parce que l’exotique est devenu quotidien, le très ancien a fécondé le nouveau.

 

Je dirais tout de suite que la musique de Ton That Tiêt tire sa saveur de la rencontre de l’Orient et de l’Occident mais, également autant, de la rencontre entre le nouveau et l’ancien, entre le contemporain et le romantique.

Très inspirée par la musique du Viêt-Nam, particulièrement par la musique traditionnelle de la Cour de Hué, la capitale impériale, et exprimant une vision personnelle des grands textes chinois et indiens (en témoignent les titres donnés à ces œuvres : ‘Chu Ky’ (Cycle), ‘Kiêm Ai’ (Amour universel), le ‘Jeu des Cinq Eléments’ ou encore ‘Prajna Paramita’), l’œuvre de Ton That Tiêt fait entendre néanmoins principalement des instruments occidentaux. Entre le son produit au moment de l’interprétation et la mélodie abstraite visée se creuse ainsi un espace ténu dans lequel la musique recrée aux oreilles de l’auditeur le silence, un silence vivant et non pas vide. Ton That Tiêt aime à rappeler à ses amis la qualité du silence nocturne de la ville de Hué. Dans ce rapport où la musique aboutit à la convocation d’un silence se trouve le point de rencontre entre la musique occidentale et la musique orientale, d’une part, et, à l’intérieur de la musique occidentale elle-même, le lien étroit entre la musique classique et romantique et la musique si énigmatique des créateurs contemporains. C’est cette continuité entre anciens et modernes que l’écoute de la musique de Ton That Tiêt m’a permis de découvrir.

 

Le silence nous permet d’entendre la vie et la musique peut nous aider à atteindre le silence.

 

Chu Ky I est une pièce de quelques minutes pour trio à cordes (violon, alto, violoncelle). La musique produit un chapelet de sons (notes isolées, notes tenues, notes glissées, notes percutées) qui émergent du silence initial vide (qui ne fait pas partie du morceau) pour construire un silence plein que l’on n’atteint vraiment qu’à la fin de l’œuvre, après non pas un accord conclusif mais une irisation du son sur une note suivie d’une traîne de notes jouées dans un soupir. Chu Ky I matérialise une arche, l’agitation de la vie, entre deux silences de nature opposée : un silence sans mémoire et une silence avec mémoire. Le cycle Chu Ky est écrit en 1976.

 

En 1982 Ton Thât Tiêt termine Jeu des Cinq Eléments I pour violon et violoncelle. Cette fois-ci, le silence est le fondement sur lequel repose toute l’œuvre dans sa durée, il est construit dès la première note. C’est pourquoi l’acoustique de la salle dans laquelle on l’interprète est pour moi d’une grande importance. C’est sur la base de ce silence vivant que se bâtissent des images sonores, une chorégraphie entière, comme suspendue au-dessus de la réalité, la réalité restant le silence. Le morceau se continue dans une superposition, une fusion du songe et du silence, puis le silence se retire et l’on entend à la fin le rêve seul.

Pour moi cette pièce est très proche de la Neuvième Symphonie de Gustav Mahler.

 

L’importance de l’acoustique de salle ne fera que croître dans la suite de l’œuvre de Ton Thât Tiêt (je mettrais à part sa production de musique de film pour les long-métrage de Tran Anh Hung). « Et la rivière chante l’éternité », écrit pour trio à cordes (violon, alto, violoncelle) en 2000, qui est une méditation sur le temps long, interroge grâce à l’acoustique, cette acoustique que l’on entend en creux, rendant l’écho ténu du son instrumental et de ses impacts, interroge les qualités harmoniques, et donc sensuelles, d’un écoulement de silences différents, le tout dans l’élan d’un chant unique. Au temps long de la méditation correspond la phrase longue de la partition, comme un chant tonitruant adossé au silence d’une nuit caractéristique. Pour être plus explicite disons que le silence dans la musique de Ton Thât Tiêt, ce sont des sons ambiants que l’on perçoit et qui ne sont pourtant pas écrits.

 

Ce silence musical, je le retrouve chez Jolivet (début du concerto pour violon), chez Varèse (le bruit d’Amériques fait découvrir le silence des grandes métropoles), chez Mahler (finale de la 10è symphonie – le silence des gratte-ciel -, la 1ère Nachtmusik de la 7ème et la 3ème symphonie – le silence de la Nature-), chez Tchaikovsky (le silence de la campagne russe dans l’ouverture ‘1812’). Ces auteurs n’ont pas été cités par hasard puisqu’ils forment une chaîne jusqu’à Ton That Tiêt de maîtres et de ceux qui se déclarent comme leurs élèves spirituels.

Je remarquerai pour terminer que la musique de tous ces compositeurs, auxquels je joindrais Jean Rivier, professeur de Ton That Tiêt au Conservatoire de Paris, que leur musique à tous est imprégnée d’une grande spiritualité et d’une profonde sentimentalité.

Les Éditions de La Frémillerie

LF

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