Les Éditions de La Frémillerie

Hanoï, regards

Un texte de Jean-Claude POMONTI

Photos de  Nicolas CORNET   

                     

Extrait

LF

Pour des raisons de confort – affaires, climat, éloignement du centre, discrétion –, des Hanoïens ont continué de déménager alors même que la capitale amorce sa renaissance, prend des couleurs, s’initie un peu aux affaires et attire ainsi les pauvres des campagnes avoisinantes. Chômeurs et même paysans aux terres trop exiguës pour subvenir aux besoins de leurs familles viennent à Hanoï vendre leurs services : ouvriers dans le bâtiment, conducteurs de cyclo-pousse, petits métiers de l’économie informelle. Hanoï comptait moins d’un demi-million d’habitants en 1954, en raison de la famine puis de la guerre. La capitale est dix fois plus peuplée aujourd’hui. Beaucoup sont originaires des provinces voisines.       

 

« Les Hanoïens de vieille souche sont très rares », en conclut Đào Hùng. En revanche, ceux qui sont nés sur place depuis le retour à la paix, trente-cinq ans déjà, sont beaucoup plus nombreux et représentent une inconnue. Dans les années 1990, quand les deux roues à moteur commencent à prendre le dessus sur les vélos, Hanoï est le théâtre d’un défoulement spectaculaire, notamment sur les larges avenues qui bordent le lac Hoàn Kiếm. Sur le coup de minuit, juchés sur des motocyclettes aux freins parfois démontés, de jeunes gens, y compris des adolescents, y organisent des courses ou des démonstrations d’acrobatie qui attirent quelques milliers de curieux et de supporters. Le parc de motocyclettes de la capitale augmente alors de 20% d’une année sur l’autre.

 

    De terribles accidents ont lieu. Le port de casques n’est pas encore obligatoire, il ne le deviendra qu’une douzaine d’années plus tard. Des échauffourées opposent des policiers aux coureurs et à leurs fans. L’introduction de feux de croisements – Hanoï n’en compte que dix-sept en septembre 1993 – et de sens uniques n’a qu’une influence limitée : des jeunes en profitent pour provoquer les flics en brûlant les feux rouges. La chasse, dont ils sont l’objet, est souvent peine perdue. En outre, trop sévir est délicat : les jeunes propriétaires de motocyclettes, à l’époque, appartiennent souvent à des familles riches ou « influentes ». Des enfants gâtés par des parents qui ont trop souffert de la guerre et des pénuries pour leur refuser quoi que ce soit. Des coureurs se coiffent de bandeaux blancs, ce qui signifie un défi à la mort car ces bandeaux ne se portent qu’à l’occasion des cérémonies de deuil.

 

La pratique des acrobaties à moto n’est pas nouvelle au Vietnam. Avant 1975, sur le bout d’autoroute qui reliait alors Saigon à la ville voisine de Biên Hòa, connu sous le nom de xa lộ, de jeunes motocyclistes s’exerçaient à se glisser en se tassant au maximum, pour passer de l’autre côté, sous d’énormes camions militaires américains ou sous les câbles ou les barres utilisés par ces derniers pour tirer des remorques. Plus récemment, des courses ont également été organisées à Hochiminh-Ville et même à Đà Nẵng, le grand port du centre.  

 

Dans la nuit du 2 au 3 mai 1994, alors que la police de Hanoï tente d’interrompre une course de motos, la situation tourne au vinaigre. Les flics se retrouvent sous des jets de pierres et de bouteilles. Neuf d’entre eux sont blessés. 70 supporters sont interpellés et, à la fin du mois, deux coureurs sont condamnés à vingt-deux mois de prison pour désordre sur la voie publique. La police est désormais dotée de moyens d’intervention : motocyclettes puissantes, gilets pare-balle, casques renforcés, bâtons électriques pour combattre les « fléaux sociaux ». Les jours fériés, « Mad Max » se retrouve ainsi en première ligne et contribue à calmer le jeu. En outre, la mode passe et les jeunes commencent à traîner dans les cafés Internet, fascinés par des jeux vidéo, surtout chinois. Aujourd’hui, l’intérêt de la jeunesse hanoïenne se reporte sur le pop, la musique, le cinéma sud-coréen ou japonais. « Des modes, juge Nguyễn Việt Hà, qui ne se gravent pas dans la mémoire. Dans cinq ans, ils auront oublié. Le seul parfum qui reste est celui des fleurs de lait. Nguyễn Huy Thiệp en a très bien parlé ».