Les Éditions de La Frémillerie

Les tentations barbares
De Raymond Josse
Les Éditions de La Frémillerie
(Extrait)

 

J'observais le petit homme que je dépassais d'une tête. Je me demandais comment un être aussi menu avait pu prendre la tête d'une telle force spirituelle et militaire. La question était idiote ; j'en pris conscience aussitôt après l'avoir formulée.

    - Je vous attendais, reprit le chevalier maître, car en plus d'être un homme de culture et paré aux plus rudes épreuves, vous avez côtoyé certains personnages dont nous aimerions avoir quelques nouvelles.

    - Qui ça ?

    - L'Ordre du Dragon de feu doit certainement vous dire quelque chose !

    - Je les ai vus passer dans mes murs. Ils n'étaient pas très nombreux mais ils ont parfaitement su se faire entendre des pouilleux.

    - Ces dernières années, notre roi a sombré dans un délire ésotérique. Il était persuadé que le feu avait toutes les vertus, celles de guérir les maladies, de prévoir l'avenir et que sais-je encore... Il s'est coupé du monde pour se consacrer entièrement à ce nouveau culte. 

    - Et il ne s'est plus occupé de son royaume.

    - Exact ! De fait, ce royaume est tombé en désuétude.

    - Ce que vous appelez désuétude, cher maître, c'est la guerre, la ruine, la fin du monde ?

Le chevalier maître soupira.

    - C'est la fin d'un monde, dit-il, et le début d'un autre. Quant à la ruine, elle est loin d'être générale. Les maisons primordiales s'en sortent plutôt bien. Mais pour la guerre, vous avez raison.

    - Que vient faire le roi dans mon histoire ?

    - Nous pensons que c'est bien le roi que vous avez accueilli dans vos murs.

    - J'ai peine à la croire...

    - Je sais, reprit Alan Kardius, il est surprenant que notre monarque de droit divin - presque un dieu ! - coure les routes à cheval vêtu d'une robe de bure.

    - J'ai du mal à suivre tous ces bouleversements, avouai-je. Qu'est devenue l'armée royale ?

    - Disparue ! Il faut dire qu'elle n'a jamais vraiment existé.

    - Tout de même !

    - Mais non ! Vous le savez bien. Elle s'est toujours limitée à la garnison de Bity. L'autorité de la maison royale ne dépassait pas les hauts murs de la capitale. Pour les fois où il fallait faire du monde - impressionner ! - les maisons primordiales étaient sollicitées. Ces dernières années, c'était les Sixtes qui avaient la faveur royale.

Je soupirai. Cela m'arrivait souvent ces temps-ci. Je décou­vrais que certaines vérités pouvaient désormais être dites sans risquer les foudres d'un supérieur, d'un moraliste ou du premier imbécile prétendument impor­tant. Le royaume était bien mal. 

    - En réalité, continua le chevalier, c'était les maisons primordiales qui fournissaient les contingents au gré de leurs intérêts. Arpanium contre Gobelinor. Elfin contre Arpanium. Les Sixtes contre tout le monde ou avec n'importe qui selon le prix.

    - Vous avez raison, dis-je désabusé.

    - Mais là n'est pas l'essentiel.

    - C'est déjà pas mal ! En quelques mots nous avons réduit notre roi à l'état de pantin ridicule et détruit son royaume. Que voulez-vous de plus ?

    - Je cherche à sauver ce qui peut l'être.

           Alan Kardius s'immobilisa. Il se tourna vers moi.

    - Je vous sens perplexe, dit-il. Vous doutez de nous ?

    - Sans roi, le royaume est mort. Qu'espérez-vous sauver ?

    - Il reste les êtres vivants, la terre, les forêts, nos deux fleuves.

    - Ce sont de jolis mots, tout ça, mais vous savez bien que toutes ces choses appartiennent à des seigneurs par la simple possession de leurs fiefs. Je pense qu'ils trouvent leur compte dans ce désordre.

    - Cette pensée vous rapproche de nous, dit le chevalier. D'ici peu, vous serez complètement des nôtres, j'en suis convaincu.

    - Pour la dernière fois, dis-je agacé, qu'attendez-vous de moi ?

Le chevalier Kardius demeura impassible. Il passa une main sur son crâne peu garni. 

    - Pourquoi avez-vous quitté la capitale ?

Ce chevalier en robe commençait à me courir sur la colonne. Il esquivait les questions, en posait d'autres tout en répondant à l'une ou l'autre selon son humeur. 

    - Je devais prendre un commandement, dis-je résigné. C'était bon pour moi. Alors pourquoi pas dans les Montagnes Noires...

    - Nous avons connaissance d'un... duel entre vous et un certain Riccardi, Ruggero Riccardi, d'une noble famille patricienne de la capitale. Vous n'étiez pas insensible aux charmes de la sœur du jeune homme, une femme tout à fait charmante et, naturellement, bien née. Comme le jeune Riccardi ne pouvait supporter cette idylle, le différent s'est terminé à l'aube sur une rive du Grand Fleuve. Je n'ai pas souvenir que le frère Riccardi soit rentré chez lui après la passe d'armes.

    - Il n'est pas rentré vivant chez lui, en effet, murmurai-je. Je lui ai mis ma lame dans le poitrail.

    - Alors même que les duels sont interdits par ordonnance royale...

    - Vous avez une bonne connaissance des textes, mon cher maître.

    - Évidemment, les Riccardi n'ont pas apprécié. Ils ont déclaré la guerre à votre famille, non sans en appeler au roi.

    - J'ai.. eu des problèmes, avouai-je.

    - Pour calmer les esprits, le connétable du roi vous a exilé dans les Montagnes Noires tandis qu'il faisait déployer la garnison dans les rues pour séparer les partisans de vos deux familles.

    - Oui, soufflai-je, nous avons tous eu des problèmes.

    - C'est bien pour cela que j'ai besoin de vous.

    - Ne le prenez pas mal, grognai-je, mais je vous ai encore perdu.

    - Vous êtes un bon officier et un homme d'honneur ce qui, par les temps qui courent, ne peut nous laisser indifférent. Vous connaissez parfaitement la capitale pour y être né. Vous maîtriser les enjeux de pouvoir qui motivent notre noblesse puisque votre famille en fait partie.

    - Jusque là, je vous suis.

    - Et puis...

Le chevalier maître hésita. Il passa une main sur sa barbe courte comme s'il aidait sa bouche à remettre les mots dans le bon ordre. 

    - Nous avons fait une recrue intéressante.

    - Tant mieux, dis-je regrettant ce nouveau détour.

    - Elle est de très haute lignée.

    - C'est une femme ?

    - Oui. Elle nous sera très utile dans les enjeux politiques futurs.

    - Je vois. Où se trouve-t-elle ?

    - En ville ! Mais la capitale est entre les mains des factions. Chaque quartier est une forteresse tenue par telle ou telle milice aux ordres d'une maison primordiale. Il est extrêmement difficile de sortir quelqu'un de la ville sans en référer à tout le royaume.

    - Et vous préféreriez une sortie discrète ?

    - C'est ça...

    - Mais, cher maître, comment la trouverais-je ? Vous ne m'avez toujours pas dit son nom.

    - Angela Riccardi ! dit-il le visage grave. Cette femme dont vous avez expédié le frère sur l'autre rive.

Je m'en doutais un peu mais le choc fut tout de même un peu rude. Je pris un court moment pour retrouver mes mots. Angela Riccardi ! Celle pour qui j'avais éprouvé un amour si violent qu'il n'avait pu avoir d'autre issue que la mort d'un homme. 

 

LF